De la réalité à l'imaginaire: à propos d'"orange mécanique"

Publié le par Jaz

 

Berlin (256) copieUne porte s'ouvrirait-elle?

Le cadeau du jour!

 

        Jimminy (10 ans) revient de vacances. Il trouve porte close (j'ai oublié d'ouvrir le verrou après l'interphone, immergée dans le Stabat Mater d'Alain Guillouzo, dernier concert de Fond'Artuel) et, quand je l'ouvre, il s'essaie en vain à entrer comme s'il était arrêté par "un mur de verre" qu'il tente de pousser de ses paumes ouvertes.

Il est totalement là dans ce geste, ses yeux, sa bouche s'adressent vraiment à moi, et je m'enthousiasme de ce geste qu'il répète, insistant, le félicitant de cette "invention", souriante, l'encourageant de ma voix à entrer, aller s'installer...

 

Il me demande alors si c'est Beethoven qu'on entend. Je dis non, mais c'est un peu pareil, et du coup, je vais laisser le CD en arrière fond pour notre travail, en allant toutefois baisser le son...

 

Le ton de cette nouvelle rencontre est donné:

- il choisit d'entrer

Petit retour pour situer le contexte des séances précédentes:

- celle de sa révolte et sa grande crise lorsqu'il refusait d'entrer, voulant jouer dehors avec des copains, hurlant, menaçant de tout casser, lançant des projectiles vers la fenêtre, la queue du serpent y était restée et j'avais tenté de donner du sens à ce comportement en plaçant le bébé sur le plateau du scéno-test, et quand il a marmonné maman, puis plus tard au milieu de ses pleurs, un personnage pour les figurer, il n'y a pas si longtemps,

- le jeu avec les poupées vaudou (il désignait ainsi celles du scéno-test) qu'il avait réclamées la séance suivante,

- l'agression qu'il avait subie à l'école et la discussion que nous avions eue à ce sujet avec sa mère, ustifiant le fait que la maîtresse n'avait pas donné suite à sa plainte, par le fait que pleurant comme un bébé, lui qui veut être "grand", elle n'avait pas à le materner,,juste avant les vacances...,

- et l'allusion à Beethoven de ce jour-là me fait déjà associer, compte tenu de ce que je connais de ses intérêts culturels et de ses choix sur internet, sur "Orange Mécanique".

 

J'abandonne mes projets "orthophoniques" et le laisse donc mener le jeu jusqu'à ce qu'on parle "vraiment"...

 

Un cadre qui situe le temps: ici et maintenant dans un espace transitionnel

 

Il commence par me dire en allant sur le tapis

il s'agit de l'ancien un peu déchiré que j'avais quand même remis en place après une tentative de changement et qu'il avait retrouvé avec une intense satisfaction

face au calendrier en feutrine

qui n'est plus mis à jour car il sait, et n'en a plus besoin pour apprendre les listes (mois, jours),

en s'installant sur le ballon à une certaine distance, celle qui autorise la parole adressée à l'autre, et non plus celle de ses premiers jeux symboliques d'agression d'avant...

de ces jeux de dévoration d'animaux, la manipulation du serpent flexible dont il a cassé la queue le jour de sa "crise" est vraiment à l'honneur, il le prend très souvent en parlant ou en lisant...

 

Il m'annonce donc "on est le 2 mai", et se reprend après un bref instant, "non, c'est ce que j'ai écrit à l'école, c'était au tableau". Il est donc capable de raisonner, d'entendre peut-être même, si je me décide à intervenir.

 

Culture et inconscient collectif: le jeu des pulsions

 

Il commence à raconter ses vacances, ou du moins ce qu'il a fait avec son père: il lui a demandé de l'amener à l'exposition de Kubrick... Je laisse venir... Et après m'avoir expliqué que c'est un scénario qu’il a repris à son compte, nous arrivons au cœur de son questionnement:

- pourquoi ne doit-il pas voir Orange Mécanique?

Il argumente: il en a vu des extraits bien sûr, et des grands lui ont raconté, expliqué que c'est violent (c'est son mot favori pour situer ce qu'il a le droit de voir ou ne pas voir), et ils ont même dit quelque chose qu'il ne comprend pas:

 

"pourquoi c'est péché Beethoven?"

 

Comment m'y prendre pour l'amener à comprendre l'implicite de cette question?

- la culpabilité mais de qui?  

Il y a ce secret de famille qui, après l’avoir été pour sa mère, n’en est un que pour lui. Je ne peux oublier non plus que, à notre première rencontre son père m'a dit, lui avoir dit qu'il n'était pas de lui, ce qui l'aurait calmé!

De quel type de violence s'agit-il ? Celle-ci n'est pas de mon ressort, sauf à insister une fois de plus pour qu’il reprenne avec le pédo-psy...

- associer musique et violence, mais par quel biais les relier?

 "Orange mécanique" n'a pas été évoqué d'emblée. Nous avions donc parlé de cette expo, de certains films de Spielberg, de l'intelligence artificielle à un projet sur Napoléon qui serait devenu Orange mécanique. Je l'interroge alors pour savoir s'il l'a vu sur le net. Il associe sur le fait que son père aussi a vu des sketchs avec lui et que à propos d'eux et de "la cage aux folles", il n'avait pas compris et demandé : "y a quoi à comprendre",  Son père avait répondu par une violente interdiction, précisant qu'il ne pouvait comprendre, mais qu’il pouvait voir Harry Lindon, Les sentiers de la Gloire… également disponibles dans sa médiathèque. 

  Jimminy me dit alors qu'il n'a pas bien compris ce dernier film et essaie de le justifier en parlant d'un très vieux film, sur la guerre... mais pas trop violent... 

Je réponds alors sans développer:

- il n'y a pas que des images, 

- il n'y a pas que des idées... 

et nous sommes arrivés  à "orange mécanique".

 

Une discussion s'engage, j'explique comme je peux:

Si on réfère la violence à des images, elles n’ont pas le même rapport à la réalité que ce qu’on vit soi-même. Elles ont des origines différentes et des effets différents quand on les « voit » :

 

-      Des images nous rapportent du  « réel », ce qui est filmé dans un reportage, leur violence. On peut choisir de les regarder ou non, s’y attendre. OK

-      Des images de films qui rapportent des histoires  comme si c’était vrai, donc restent vraisemblables, sans utiliser ce mot d’ailleurs OK

-      Les images de films où tout est inventé dans un monde imaginaire, comme de science fiction OK

 

pour introduire la violence jouée, ressentie par rapport à ce que nous montre quelqu’un d’autre, qui rejoint celle que nous éprouvons au plus profond de nous-mêmes dans notre propre vie,

 

 Je me recule encore un peu et décide de me jeter à l'eau pour tenter de donner un sens à ce qu'il ressent sans pouvoir l'analyser pour le comprendre, du fait de son système de références personnelles, où, pour lui comme pour beaucoup d'autres enfants, c'est "l'âge" (il a presque 10 ans) qui signe l'interdit (jeux, cassettes, films...) comme l'intérêt (de même pour les livres où c'est indiqué également). Là, dans le cas de ce film, Orange mécanique, l'interdit semble venir de beaucoup plus loin encore.

 

Jimminy a vraiment besoin de comprendre au-delà de ces explications et je me décide, je vais lui proposer l'éclairage de mon hypothèse de travail inspirée du modèle psychanalytique du fonctionnement psychique (voir une figuration dans Psy et SNC 2003).

 

De l'acte à la pulsion

 

Je suis partie de nos expériences récentes autour de la violence, nous car j'avais tenté de l'accompagner de différentes façons.

  • la sienne, qu'il a essayé de projeter à l'extérieur à l'occasion de sa "crise", qui est là, bouillonnant en lui même, même s'il a l'air calme, posé, plutôt hypotonique
  • celle qu'il avait subie de la part de ses "pairs" à l'école
  • comme en écho à celle dont sa mère avait été victime, quelques mois plus tôt, témoin impuissant depuis la fenêtre où il guettait son retour tardif, après le travail...

Ce qui nous a amenés à évoquer non seulement ce qu'il avait ressenti mais à rechercher, dans une discussion, ce qui avait pu motiver ces agressions de ces camarades, en lien avec, peut-être son propre comportement, comme celle de ce jeune d'une cité voisine, l'agresseur de sa mère, en lien avec les difficultés à vivre de notre époque etc...

... mais j'ai précisé que, dans l'ici et maintenant, ce n'est pas nouveau, cette violence appartient à "l'humain", il y a en nous tous quelque chose qu'on ne peut pas toujours contrôler... qui nous échappe en quelque sorte, mais qui est aussi ce qui fait notre force en nous "poussant" à agir.

 

Nous abordons alors, toujours dans l’échange, lui sur le ballon, moi dans mon fauteuil, la question de ce qui se passe pour contrôler ou quand on "disjoncte".

 

Je lui propose l’image de la cocotte minute qui contient la pression mais qui explose si on force en cherchant à l’ouvrir sans avoir attendu que la vapeur s'échappe progressivement jusqu'à une équilibre intérieur/extérieur, et/ou si le joint lâche…

 

Education et transmission

Si les parents nous apprennent la vie, ce qui est bien et mal ne le sera pas toujours selon les mêmes règles, et les jeunes, en particulier, ont souvent du mal avec ce qui pourrait les guider par rapport à un monde qui évolue.

 

Retour à son expérience

Je reviens sur ses camarades, évoquant la loi du plus fort, d’une part, et je le mets en lien avec ce qui échappe à notre contrôle, sans comprendre les règles du jeu, avec le fait d'avoir conscience de nos actes d’autre part. J'essaie de l'expliquer:

 

Par chance, entre la violence qu’on ressent et ces actes qui la manifestent, il y a comme un filtre, qui laisse passer la force pour faire quelque chose (ce qui est motivation donc) et retient ce qui pourrait faire mal, faire souffrir l’autre ou nous-mêmes.

 

C’est comme si lui n’avait pas encore ce filtre, ou qu’il ne marchait pas bien.

 

Quel rapport avec la musique ? 

 

Nous revenons à la musique, il chante pom pom pom, premières mesures de cette fameuse symphonie. Il aime la musique, il aime cette musique (il m'en nomme d'autres). Il ne peut l'expliquer mais le plaisir est bien là, mais Jimminy ne voit toujours pas pourquoi ces "grands" ont dit "péché".

 

 

Comment situer la transgression?

 

 

J'ai tenté de lui faire comprendre, en d'autres mots, mon interprétation de sa question à la base de cette séance:

En quoi l'association violence des images et émotion musicale représenterait-elle un péché? Ne serait-ce pas dans le couple plaisir pour soi/souffrance de l'autre, l'association de donner la mort et l'impression de majesté que procure cette musique, comme pour effacer l'horreur qu'on devrait ressentir à la vue des images ? Convoquer la beauté en l'inversant en quelque sorte?

 

Il est parti ensuite en me demandant de qui était la musique du début, si c'était Mozart... Quel a pu être l'impact de ces explications?

 

 

 

Discussion

 

Pourquoi, dès que j'ai voulu rendre compte de cette séance, ai-je associé le mot péché, que cette association musique/images de violence pourrait représenter, au blasphème? Peut-on raccorder cette association à quelque chose de particulier à la prise en charge thérapeutique de cet enfant, à son évolution? Quelle incidence cette séance a-t-elle pu avoir sur cette évolution, autrement dit que s'est-il passé aux séances suivantes?

 

Jusqu'où va se nicher le plaisir esthétique? Il faut peut-être distinguer esthétique et esthétisme ce qui ramène à la question de l'art pour l'Art, déconnecté de la réalité et de la morale dans l'Histoire et dans cette histoire-ci. Ce débat peut-être ouvert sur un plan philosophique (les références ne manquent pas), tout antant que d'opinions personnelles. Il n'est donc cité dans cet article que pour éclairer d'un autre point de vue les questions posées dans la discussion avec l'enfant.

J'aurais aimé également situer le péché dans son contexte religieux, mais il n'était plus temps... et son attention n'aurait peut-être plus été aussi soutenue...

 

Il n'y a bien sûr toujours pas de rendez-vous avec le psy pour Jimminy...

Tout se passe comme si, lui ayant donné mon point de vue sur ce qui le tracassait, nous pouvions passer à autre chose: le travail par exemple, la séance qui ne suit pas le W-E, car il a trop besoin d'en parler chaque lundi.

 

Il semblerait que la porte se soit effectivement ouverte.

 

  • J'ai répondu dans un premier temps en lui demandant de lire "Henri et son chien" pour "parler" indirectement de la relation père/fils, du désir du fils contrarié par la différence du père (allergie), du mode de traitement de la situation dans le déroulement de l'histoire:
    • - du mensonge, (univers convoqués: fiction, plus ou moins vraisemblable)
    • - à l'intervention d'un tiers dans le réel-
    • - de la façon dont l'enfant avait compris, par l'expérience qu'il venait de vivre, ce qui avait manqué à son père et de la solution qu'il avait trouvé...
  • en analysant ce qui, dans le livre, concernait la sémiologie de l'image pour nous le faire comprendre, les marques de dialogue dans le texte etc... vrai travail d'orthophoniste qui n'avait pu se réaliser jusque là.
  •   Je lui ai donné des fiches sur les adjectifs et pronoms possessifs où il s'agissait de compléter une bulle correspondant à des personnages sur une image et sa mère étant présente, miracle, il a bien voulu essayer de tourner ses o dans le bon sens. Il s'est appliqué, s'est entraîné à relier cacao comme je le demandais et non selon le modèle de la maîtresse etc...
  • Hélas, la éance suivante, la maitresse lui avait dit que c'était une écriture de "maternelle"! Il a tenu bon mais l'oublie dès qu'il est en difficulté. Je reprends alors les outils linguistiques élémentaires de la comparaison, toujours avec des images à interpréter. Il a progressé, il y arrive beaucoup mieux qu'il y a 2 mois sur une fiche équivalente. Il découvre en partant le livre sur les gros mots...

  Il a tenu à me parler de son intérêt récent pour la lecture, où il veut suivre les traces de son grand frère en se passionnant pour l'héroïne d'une série qui entend des voix, celle des morts qui viennent la visiter!!! J'émets quelques réserves sur ce choix...

  • Sa mère est présente la séance suivante et malgré ma réticence à nous lancer dans l'évocation du Week-end, le livre des gros mots l'attend sur la table, il tient à me dire depuis le ballon qu'il est allé au cinéma voir "Thor" avec un copain. Et, du coup, nous en parlons. J'en suis très heureuse, c'est un imaginaire de jeune ado, enfin! même si ce ne sont pas des livres d'aventure comme dans le club des 5 mais de grandes sagas...
    • Nous reviendrons certainement dans d'autres séances sur le mélange de l'imaginaire et du réel du fait de l'immersion d'un super héros des temps passés dans le présent.
  • Le thème du jour concerne les gros mots. Après les précautions d'usage sur le fait de les prononcer, il en peuple les petits nuages qui les figurent après avoir analysé l'image qui présente la situation, ce qui ne lui est pas encore très facile... Un vrai travail d'orthophonie enfin...

 

 

Nous sommes bien entrés dans une phase où l'enfant va pouvoir structurer ce qui n'était jusque là que mosaïque...   du moins je l'espère

 

Publié dans Famille

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J
Je ne vois pas comment réactualiser le lien.... Il y aura d'autres essais... voir Jazblogtest...
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J
Liens non fonctionnels: Alain Guillouzo
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Z
Il semblerait que les liens pour le Stabat mater d'Alain Guillouzo ne soient plus fonctionnels. D'où ce message qui me permettra de les réactualiser dans la réponse à ce commentaire
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J
<br /> <br /> Fondart'uel<br /> <br /> <br /> Alain Guillouzo<br /> <br /> <br /> en espérant que ces liens marcheront... le net n'arrête pas de modifier ses liens!!!!! Alain est l'auteur de ce stabat qu'on entend (à ce jour) en accédant au site<br /> <br /> <br /> Jaz<br /> <br /> <br /> <br />