Yann, 25 ans, trisomique et la conceptualisation

Publié le par Jaz

Avant-propos

Yann, 25 ans, Trisomique mais pas que, est entré tardivement dans le langage.  Après un jeu où il a accepté d'entrer dans un monde symbolique partagé avec moi, pour qu'il puisse avoir accès à un mode de représentation d'ordre perceptif, support indispensable pour lui permettre de se fixer,  il a fallu lui apprendre à découvrir les objets du monde qui l'entouraient à travers des jeux d'identification de leur nom. Cette démarche est banale dans un processus d'apprentissage aussi bien en rééducation lorsque l'enfant est prêt à répéter pour apprendre à le dire et l'utiliser en situation, que pour les enfants dans un contexte familial. Mais... ce n'était pas son cas. 

Un dysfonctionnement neurologique qui n'a jamais été diagnostiqué là où Yann était suivi, est probablement à la base de ce trouble, en lien avec ce qui se présente comme un déficit intellectuel important, sans parler de sa trisomie.  

Cette démarche visait à élargir le champ de ces objets familiers dont il avait l'usage, à d'autres, en compréhension, avec le support de l'image. D'autres jeux l'ont aidé à construire le champ du spatial, le schéma corporel, le fonctionnement du corps, l'inscription de l'activité dans le temps, l'expression de ses pulsions, à tenir compte de l'autre, à réduire sa stéréotypie de balancement du corps etc ... Parallèlement il s'est ouvert au monde sonore et a osé laisser sortir sa voix avec un support. D'autres jeux l'ont ouvert au comptage etc... 

Depuis notre première rencontre à l'âge de 9 ans et cette période initiale de plusieurs années, de nombreux articles ont permis de suivre les démarches et les progrès de sa parole, car il progresse sans cesse, particulièrement depuis qu'à 24 ans il a accepté de se regarder dans la glace à mon côté. Il est devenu possible de travailler quelques praxies bucco-faciales et d'obtenir qu'il me regarde de temps en temps.

Le corpus

Cet article analyse l'hypothèse que j'ai proposée à propos d'énoncés réalisés à un an de distance où il me demandait de donner mon point de vue sur une composition réalisée avec de nombreuses couleurs. (Lien de l'article dans l'extrait cité ci-dessous). J'évoquais la construction du sens de l'énoncé que je lui ai proposé à la fin de l'échange -'quelle couleur tu préfères ?'-, en comparant les formulations de sa demande :

- "qui est le plus couleur pour toi  ?"  la plus ancienne

- " qui que tu veux (pause) préférer couleur ?" la dernière

"pour toi" serait devenu "tu veux", "est le plus"  "préférer". 

"Qui" serait un indicateur de question. Il me semble que le passage de l'une à l'autre forme de demande, signe les progrès sur le plan de l'énoncé : "est le plus" évoquerait 'aime le plus' reformulation fréquente de 'préférer' dans l'adaptation de l'adulte au langage enfantin dans un contexte d'étayage. "É" a été noté "est" mais ce peut-être le début de aime puisqu'il escamote de nombreuses syllabes.

"Que" représenterait "couleur", et serait à la place de 'quelle' dont il ne dispose pas encore. Pronom dont il précise le référent "couleur" dans un deuxième temps, après une pause), et retrouve le terme adéquat "préférer". Ce serait une sorte de reformulation agrammatique qui, à l'inverse d'un figement, attesterait de la mise en oeuvre d'une conscience métalinguistique. 

Si Yann parle facilement et spontanément c'est avec un langage approximatif tant au niveau lexical que syntaxique : il s'approprie de nouveaux termes dans ce qu'il entend mais ses structures de phrases qui ne sont pas "figement" sont à un niveau parataxique. Une sorte d'agrammatisme : verbes à l'infinitif, absence de mots grammaticaux, juxtaposition de 2 énoncés pour construire l'idée d'un choix par exemple quand il n'a pas acquis la formule figée que je lui propose en reformulation à la fin de ce bref échange. Un an plus tôt c'était "Qui est le plus couleur pour toi ?" On voit comment "préférer" est en train de s'intégrer à son lexique spontané dans une construction progressive au niveau conceptuel (exemple pour moi des "tas" de sens pour arriver au concept de Pensée et Langage Vygotski).

Extrait de "Yann, trisomique, découvre Montessori"

Analyse

C'est un bref parcours de mes auteurs de référence que je propose maintenant pour justifier mes hypothèses interprétatives de ce que je considère comme un exemple éclairant de la façon dont Yann a construit un mot abstrait en un an, en se servant de toutes ses ressources langagières, dans la limite de ses possibilités intellectuelles.

Comment situer cette construction progressive qui s'exprime en  mots sans s'interroger sur la façon dont les enfants s'approprient le langage, par le mot, forme et contenu, signifiant et signifié pour les linguistes, dans les relations entre pensée et langage qui caractérisent l'humain ? Le signifié équivalant au concept du mot dont nous avons l'usage.

Vous avez dit "concept".

Quelle relation établir entre ce que l'enfant nous donne à voir de sa pensée et le "concept" tel que nous adultes, nous l'entendons en tant qu'abstraction ? L'enfant n'est-il pas dans le concret ? 

Dans le chapitre III de son ouvrage Pensée et Langage, Vygotski propose une hypothèse sur l'accès à la conceptualisation dans les rapports entre pensée et langage qui induit une approche plus théorique des concepts linguistiques que les brèves analyses du langage de Yann ne le permettent dans chaque article. Nous avons repéré un exemple éclairant la façon dont il  construit un mot en se servant de toutes ses ressources langagières.

Vygotski s'intéresse à l'acquisition du concept chez les enfants en tant que processus et s'appuie sur une expérimentation qui lui a permis de l'analyser.  

Il présente l'accès au concept (le signifié du signe linguistique pour les linguistes) comme résultant d'une pluralité d'expériences que l'enfant accumule avec le mot utilisé par des adultes qui représente l'objet ou plus tardivement l'idée. Les mots les "signifient" dans une variété de situations dans le temps et dans l'espace. L'enfant agit et perçoit dans un contexte langagier. Il penserait  par complexes, construction d'images syncrétiques, qui donnent lieu à la construction de complexes qui ont la même signification fonctionnelle. Mais ces complexes se construisent selon de toutes autres lois que celles de la pensée conceptuelle. De "tas" en "tas" émergerait le concept. 

"Nos expériences montrent comment, à partir des images et des liaisons syncrétiques, à partir de la pensée par complexes, des concepts potentiels, sur la base de l'emploi du mot comme moyen de formation du concept apparait cette structure significative spécifique que nous pouvons appeler concept dans la véritable acceptation de ce mot."(p. 270)

Ce saut qualitatif se retrouve dans le modèle que Piaget propose du développement sensori-moteur de l'enfant. Dès le stade du nourrisson : d'un schème primitif par le jeu des réactions circulaires, de jour en jour, s'effectue une coordination sensori-motrice des actions sans intervention de la représentation ou de la pensée. L'enfant s'appuie sur des perceptions et des mouvements. Lorsqu'il entre dans le langage il acquiert l'usage de signes verbaux. Il se centre alors sur un aspect et son intuition lui permet d'accéder à des pré-catégories. La pluralité des points de vue qu'il découvre par ses expériences favorisera la décentration indispensable à son développement pour parvenir plus tard à l'abstraction.

Plus près de nous, Bruner distingue formation des concepts et acquisition des concepts.  Il résume la différence :"Il y a dans un premier temps l'acte de la formation des catégories ou des concepts : l'acte inventif par lequel les catégorisations sont construites... Les catégories sont développées en tant que réponses à des expériences. L'acquisition consiste à rechercher et à valider des attributs qui peuvent servir à distinguer des exemples des non-exemples. " Britt-Mary Barth souligne l'importance de la catégorisation... Elle se réfère "aux niveaux différents de représentation proposés par Bruner pour appréhender et stocker l'information : modes enactif (sensori-moteur), iconique (visuel) et symbolique qui se développent dans cet ordre. Ainsi le jeune enfant examinera plus facilement les éléments perceptibles par ses cinq sens qu'en se référant à son expérience encore limitée". Comme dans les tests, l'image prend le relai de l'objet en le figurant et le mot lui succèdera pour le représenter. 

C’est là qu’interviendrait également pour certains enfants, leur incapacité à maîtriser le mot, pour acquérir son « pouvoir ». Un des modèles psychanalytiques en donne une figuration qui me paraît éclairante, en distinguant représentation de choses et représentation de mots : les représentations de choses doivent se séparer de leur support « concret » pour devenir des représentations de mots et acquérir leur pouvoir de signifier en tant que représentation verbale et non plus perceptive, qui est le premier mode d’approche dans l’expérience de la confrontation à la réalité du monde, et à sa connaissance.

Un langage construit autrement

Dans cette approche du fonctionnement mental, et donc des modalités de représentation de chacun, un petit exercice que proposait S. Borel permet de mieux comprendre cette diversité des modes d’approche d’une même réalité :
il y a figuration lorsque « chien méchant » (entendu et non lu) évoque pour vous soit la scène du chien qui court après l’intrus, soit un panneau, alors que cela peut ne vous renvoyer qu’à l’énoncé (écho auditif des mots avec ou sans leur visualisation, et/ou accès au sens sans plus). Vous pouvez aussi « associer » en vous replongeant dans des souvenirs personnels, dériver...."

Figuration et représentations

Pour la Mise en Forme de la pensée par le langage comme on l’observe dans la mise en jeu d’une conduite narrative, on note l’importance de la "Figuration" en lien avec le niveau d’étayage iconique lorsque l’utilisation du langage ne met en jeu la fonction symbolique que dans un usage restreint (Halliday, d’un point de vue développemental, Bernstein dans la relation à l’environnement socio-culturel)
- que ce soit dans l’opposition parole, dessin, en lien avec un rapport de motivation (analogique vs digital)
- où au niveau du texte, d’une certaine façon les procédés stylistiques.

Pensée Langage Figuration

J'ai suivi et filmé un non-lecteur de 15 ans, Benji, (voir site) pour poser la problématique du rapport à la forme comme support d’une signification, même dans un dessin, « le nuage », ce qui pose également le problème de la relation entre référé et référent du signe linguistique à double face, dans le rapport entre Signifiant et Signifié. Ce que j'ai présenté dans une communication sur syntaxe et énonciation.

La question du référent et du référé

Yann et le mot

Il est évident que les capacités de Yann ne lui ont pas permis d'accéder à la catégorisation en dehors de quelques classements de base souvent répétés, sur des objets qu'il manipulait enfant pour mettre en place les différences, comme les animaux à regrouper par famille, et encore moins à l'abstraction. Il affectionnait les séries de 2, parfois 3 figures de différentes couleurs à poursuivre, mais n'allait pas au-delà.  Il a appris la différence avec Audiolog pour les sons mais s'arrêtait à 1 seul critère etc...  il ne peut encore classer selon d'autres critères que ceux dont il a l'usage. Un logiciel, Playmaths, l'a aidé à structurer sa perception en le laissant construire ce nouveau savoir acquis dans ses propres expériences grâce à ses différents jeux. J'ai voulu tester, il y a deux ans, un jeu de pré-logique, Ordinomatch, que nous n'avons pas eu l'occasion de reprendre. Il y a tant à faire dans tous les domaines et la compréhension ne passe pas encore par les mots mais par une figuration de la situation. 

Yann n'est pas encore à l'aise avec le jeu d'ordinomatch mais il entre de mieux en mieux dans ses règles et le maniement des opérateurs logiques des messages. Il y a une part de compréhension des explications verbales, une part d'intuition probablement sur l'effet d'exercice quand nous jouons et la répétition de combinaisons déjà réalisées. Séquentialité (cf. lecture 'te' du 'et', difficulté de repérage dans l'espace lors de consignes verbales impliquant l'orientation dans l'espace dans cette séance) reste à l'ordre du jour il y a tellement de pistes à suivre !!!

Lui laisser le temps avant tout car son rythme n'est pas le nôtre.

Ordinomatch

On retrouve dans cet aperçu des jeux et activités proposées, ce que Yann n'a pu découvrir de son environnement par lui-même, même avec le bon vouloir de ses parents. Il a pu ainsi se construire peu à peu au fil des ans grâce à un étayage soutenu qui ne prenait pas en compte un seul point de vue théorique mais une pluralité d'approches pour un développement tant cognitif qu'affectif afin que son langage puisse se mettre en place en favorisant la structuration de sa pensée.
Le système phonologique lui-même, aurait un effet structurant du fait de la manipulation de cartons, de leur organisation en tableau dont la permanence sert de repère visuel pour la mise en place de la parole de Yann : quels sons et dans quel ordre pour les mots, support visuel de l'écrit dans la relation oral/écrit.

Problématique

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J
Bonjour Alain. Félicitations à l'heureux grand-père. C'est bon de cultiver cet art ! J'ai du mal à écrire avec tout ce qui nous est tombé dessus mais cette prise en charge qui se poursuit de Yann m'ouvre à tant de réflexions. J'avance au jour le jour et ce n'est pas si simple... J'espérais bien un peu que tu me dirais si tu comprenais... J'essaie de faire "simple".<br /> Prends bien soin de toi, tu m'as bien étayée au départ avec mes blogs...<br /> À plus j'espère<br /> Jaz
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V
Bonjour Jacqueline, heureux d'avoir de tes nouvelles dans un article très riche, mais je dois te l'avouer je ne ferai que survoler car oui, cette fois j'ai complètement enlevé ma casquette d'instit Spé...<br /> Mais le 31 Octobre restera une date particulière puisque c'est le jour où ma petite fille est venue au monde...<br /> <br /> @micalement<br /> alain
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